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Ben Harper / Bloodline Maintenance

Une photo de Ben enfant avec son père, voilà qui donne le ton à un album, le 17ème de l’artiste, qui restera probablement comme l’un des plus difficiles à écrire pour ce songwriter.

Difficile, parce qu’écrire encore sur des sujets qui ne devraient plus en être demande une bonne dose d’abnégation. Difficile, parce que la douleur d’un père absent est clairement remise sur le métier. Difficile enfin, parce les Innocent Criminals sont désormais orphelins de l’un de leur pilier, brutalement disparu en juin 2021.

Cette photo, donc. Couleurs sepia, Leonard Harper semi-allongé, lunettes de soleil masquant son visage, veste en jean, jetant un regard qu’on espère tendre sur le jeune Ben. Et Benjamin, donc, en culotte courte, pull orange rayé, tenant deux pelles en plastiques dans sa menotte gauche, et regardant l’objectif. Ce qui frappe, c’est le regard grave de cet enfant. Peut-être était-ce dû au soleil, mais peut-être pas. Le regard de l’enfant Ben semble nous prendre à témoin, comme un cri muet. Il y a dans ces yeux-là une acuité dure, qui contraste avec le léger sourire du père. Une inversion des rôles, en somme. Ses mains étreignent le bras du père, surtout, le retenir.

L’album s’ouvre sur un gospel, chanté je crois par Ben seul, en superposant les prises. Below Sea Level nous parle de ce monde, que nous n’avons pas choisi, pour lequel certains se battent, alors que d’autres le saccagent. On savait Ben excellent chanteur, et ce notamment depuis son album There Will Be A Light, sur lequel il accompagnait les Blind Boys Of Alabama. Tout sur ce titre porte à l’écoute. Les graves comme les aigus, le phrasé comme les harmonies.

Une sacrée performance, ou plutôt, une performance sacrée.

Arrive alors We Need To Talk About It, supplique soul aux intonations funky. De quoi est-il question ? D’esclavage, et des leçons que l’on n’a pas su en tirer. Douze millions de personnes déportées, exploitées, et qu’il serait largement temps de réhabiliter. La slide guitar de Ben y fait des merveilles, lacérant enfin les chaînes de la soumission et de l’inhumanité. Incisive, toute en tension, blues à souhait, car rappelons-le, la plupart des musiques que nous apprécions découlent très directement de cette sombre époque. Sur ce titre, comme sur d’autres d’ailleurs, l’artiste assure à lui seul les guitares, la basse, la batterie, les percussions, le piano, et bien entendu, le chant. On le savait pétri de talents, on le (re)découvre multi-instrumentiste.

Where Did We Go Wrong voit Leon Mobley rejoindre les autres musiciens. La patte du percussionniste est palpable, saccadée et chaloupée à souhait. Oui mais voilà, le thème abordé laisse peu de place à la légèreté. On y voit la prise du Capitole par quelques fanatiques attardés, la suprématie blanche et criminelle d’un ancien Président américain.

Sur Problem Child, on retrouve la sonorité présente sur les albums en collaboration avec Charlie Musselwhite, acoustique et roots. Les accents sont jazzy, les saxophones et un DJ ajoutent une touche hyper moderne à l’ensemble. Quoi de mieux pour exorciser l’absence d’un père ? Sans conteste l’un des temps forts de cet album.

Need To Know Basis sent l’énergie à plein nez. Quant au thème abordé, et bien, je vous laisse vous faire votre propre idée ! Deux choses me sont venues à l’esprit : Ben enfant, et Ben en père s’adressant malicieusement à son enfant. Mais ce n’est là qu’une interprétation !

Smile At The Mention a des accents à la Screamin’ Jay Hawkins, façon I Put A Spell On You, mais offre également des envolées totalement free jazz. Une belle réussite.

L’ultime titre de Bloodline Maintenance est Maybe I Can’t Let Go. Je dois avouer, non sans réserves, avoir été transpercé par cette chanson. Les sonorités slide et de la basse à l’unisson m’ont plongé en moi, fermé comme une huître. Ce n’est pas fréquent, la musique provoque bien souvent l’effet opposé. Je n’ai d’abord pas compris quels mécanismes étaient à l’œuvre. Ce n’est qu’après plusieurs écoutes que j’ai pu entrevoir une lumière. Cet unisson est un hommage discret, élégant et magistral à Juan Nelson.

 

Au final, un opus court (32 minutes), mais offrant plusieurs visages. Ce qu’on en retiendra, un son très seventies, une qualité d’enregistrement folle, et une immense maturité chez Ben Harper, quinquagénaire dépositaire d’une sagesse et d’un héritage blues légué par les plus grands. Il y a fort à parier que, malgré quelques rides, un crâne rasé et un baluchon qu’il pourrait prochainement décider de poser en France pour un temps (on parle de Toulouse), Benjamin Chase Harper continuera de nous étonner, de s’indigner, de se révolter parfois, afin que soient reconnues les valeurs universalistes qu’il défend de tout son être. Peu importe que la page soit vierge, elle persiste à lui murmurer : « Montre-moi ce dont tu es capable ». Tant que les feuillets continueront de murmurer, cet artiste polymorphe, dont l’éthique fait la grandeur, s’acharnera à tracer un chemin vers un monde meilleur.

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