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Anna B Savage / A Common Turn

Âmes sensibles et esprits étriqués, cette chronique n’est pas pour vous, passez votre chemin…

Être artiste, c’est être différent. Être artiste, c’est parfois vouloir hurler au monde sa différence. Être artiste, c’est cultiver sa singularité jusqu’à en faire son identité. Nul doute qu’Anna B Savage est faite de ce bois-là.

Sa singularité, c’est tout d’abord sa voix. Tout à la fois profonde et presque lyrique. Une maîtrise du souffle, une volonté manifeste qu’on entende ses respirations, ses doutes, ses silences.

L’anglaise nous livre A Common Turn, son premier opus, et quel opus ! On peut passer à côté des sujets évoqués si l’on est prude et coincé (oui, elle parle ouvertement de sexualité, libre, solitaire, à deux, de celle d’une femme de son temps et de son âge), mais on ne peut pas échapper à sa gravité, à sa légèreté, à ses sonorités dépouillées et l’instant d’après si épaisses (BedStuy pour Bedford-Stuyvesant, un quartier du centre de Brooklyn : https://www.youtube.com/watch?v=sR0sOytBYoc&feature=youtu.be).

Le morceau convoque les fantômes de Nick Drake et Jeff Buckley, sur un air de guitare minimaliste, où les touches d’électro dessinent petit à petit un tableau de maître. C’est beau comme du Kandisky, du Magritte et du Pollock. On n’y comprend rien, et pourtant, cela nous happe, provoque un tourbillon, un trouble.

Que dire de Dead Pursuits, éthéré, suspendu, étrange et abyssal, lumineux et sombre ? Incroyable quand on en écoute les paroles, une banale interview entre un journaliste et Anna, qui vire au sublime tant l’artiste joue avec son propre travail, sa propre image, et nous interroge. Is anyone listening ?

I can’t do it. Will I ever record this ? Is anyone listing ?

Baby Grand nous permet de découvrir un peu mieux le jeu de picking de la demoiselle, de jolis arpèges ponctués de basses dissonantes (intervalles de seconde). Puis le jeu change, de simples accords, et la masse croît, devient critique, on évite l’explosion d’un rien…. Et rebelote, crescendo, masse critique, alors même qu’elle évoque une affection toute platonique pour un homme. Et non, l’explosion sera évitée, suggérée , totalement retenue.

Two est encore plus déstabilisant. Cela débute par quelques accords de guitare, soulignés par des cordes (une contrebasse et un violoncelle), quelques éclairs d’effets, puis la tension monte inexorablement, avec une même note synthétique répétée ad nauseam, jusqu’à ce que son rythme s’accélère et nous emmène vers un monde technologique, dénué de réalité, et pourtant tellement présent grâce à la voix d’Anna. De grands noms nous viennent en tête : Radiohead, London Grammar, Massive Attack, Cocteau Twins.

Un détour jazzy avec A Common Turn, titre éponyme de cet album. Mais la légèreté apparente sous-tend un questionnement bien plus dense, et évoque la toxicité d’un homme, son emprise, son pouvoir sur Anna. Avec le froid constat de la banalité de la chose, mais sans répondre à tant de questions : comment en sortir ? Comment vivre avec cela ? Comment se reconstruire et faire confiance ?

Anna nous laisse seuls avec le constat, à nous de trouver nos propres réponses.

Chelsea Hotel #3 est direct. Une femme, un homme, une chambre d’hôtel. Et Anna ne fait pas que suggérer, elle parle crûment de sa naïveté, de son ignorance de son corps, des questions qu’elle n’ose pas évoquer avec son amant. De sa honte aussi, « I first came when I was 18 ». Les tabous sur les plaisirs féminins, solitaires, en dépit de « As pratice makes perfect », il faut franchir le pas, se découvrir et se livrer. Elle évoque également le manque de considération et de réciprocité (pour le dire poliment) de l’homme qu’elle a aimé. Et l’on découvre ou redécouvre avec Anna que cela ne va pas de soi, que c’est quelque chose que toutes les femmes, voire tous les hommes, devraient appréhender à l’aide d’une éducation, de conversations non pas salasses mais essentielles sur le corps, la différence, le partage. Un cours d’éducation sexuelle à la portée de toutes et de tous.

Hotel est bien plus sombre encore. Un geste de rien, un brossage de dents, qui vire au saignement provoqué par Anna, à force de frotter. Le sang, la respiration, l’apnée qui s’en suit, et son seul ami : son téléphone. « I breathe out and count to five ». Laver son corps, laver sa crasse, laver son âme dans des ablutions régénératrices. Et la musique de Nick Drake, citée pour lever toute ambiguïté, Pink Moon, pour s’endormir. Pour oublier, tomber dans l’eau verte du Léthé. Oublier le rouge, l’hémoglobine qui tache ses jambes et ses feuilles de papier. Oublier. Oublier.

One enfin, qui évoque Nina Simone, la rage de se battre contre toutes les injustices. « And I would say that I’m a feminist but there is something key that I havе missed ». La féminité assumée mais tellement fragile, la volonté d’aimer sans se protéger, en souffrir mais se relever. Les hommes et leurs travers, thème éculé mais toujours si actuel.

Dix titres, dix perles, dix ritournelles pour dire sans rien cacher, mais sans provocation. Dire au monde ce que c’est d’être femme en cette période si clivante, d’être une partie d’un peu plus de la moitié de l’humanité, et s’assumer dans ses erreurs et ses fragilités. Se relever. Faire face. Pour le meilleur.

La londonienne réussit le tour de force d’un premier album sans concession, sans fausse note, et se place comme une artiste avec laquelle il faudra compter.

Note : 10/10.

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